Voyage dans le temps

L'imaginaire de l'épidémie

Où sont les femmes?

Natacha Ordioni

On savait déjà que les hommes étaient beaucoup plus souvent invités, sollicités, et payés que les femmes. Notamment dans les médias. On savait aussi que les « beaux parleurs », c’est plutôt des hommes – à la radio comme à la télé, ils parlent en moyenne deux fois plus qu’elles…

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En période de confinement, cette tendance est exacerbée. Les statistiques ne sont pas encore disponibles. Mais on peut facilement anticiper : les hommes sont encore plus nombreux que d’ordinaire – et oui, c’est possible! – sur les plateaux télévisés. Bien sûr, de nombreuses présentatrices sont des femmes, ce qui permet d’éviter une absolue non-mixité sur des plateaux où hommes politiques et autres commentateurs côtoient désormais les nouveaux « experts » médicaux. Avec quelques rares femmes qui contribuent encore plus souvent que d’ordinaire à jouer un rôle de faire-valoir – ce rôle que Coubertin décrivait déjà au siècle dernier comme le fait de « couronner les vainqueurs » du sport.

J’entends déjà l’objection de certain.e.s journalistes: « oui, mais il y a moins d’expertes femmes, et si en plus celles qu’on invite ne viennent pas, on n’y peut rien… ».
J’admets cette dernière réserve. La double journée de travail des femmes, qui cumulent plus que leur part de tâches professionnelles et familiales, est sans doute rallongée en période de confinement, car outre le fait que les femmes sont sur-représentées parmi les professions dont l’activité n’a pas été interrompue, certaines tâches jusqu’alors déléguées en partie ou totalité à des tiers – l’école, la cantine, les loisirs, la prise en charge des personnes vulnérables… leur incombent désormais.
En revanche, le premier argument ne tient pas. En effet les femmes sont majoritaires dans les professions de santé – 70% des étudiants en première année de médecine sont des étudiantes, 60% des deuxième année…Les femmes sont également majoritaires parmi les généralistes – parmi les médecins de moins de 30 ans, elles atteignent même 66% des effectifs. Et leur percée concerne aussi les spécialités: début 2016, la moitié des spécialistes sont des femmes.
Et il faut aussi souligner la forte féminisation des professions paramédicales, dont le rôle est fondamental dans la lutte contre l’épidémie actuelle – infirmièr.e.s, aide-soignant.e.s, agent.e.s des services hospitaliers – où les femmes représentent plus de deux-tiers des effectifs… Sans oublier que dans la mythologie grecque, la déesse de la santé et de l’hygiène est une femme, Hygie.

Alors pourquoi dans les médias, en période épidémique, le corps médical est-il de sexe masculin? Sans doute parce qu’il y est fait appel à l’expertise, traditionnellement associée aux positions de pouvoir, plus volontiers identifiées au masculin, comme l’incarne la place des femmes en politique – par exemple il n’y a toujours pas eu de femme présidente de la République en France et une seule première ministre (en 1992!).

En outre, le champ médical a longtemps été associé au religieux et au sacré. Le sacré, encore un champ où les femmes ne sont plus les bienvenues aux hautes fonctions – où il leur est interdit de célébrer la messe ou tout autre sacrement – alors qu’elles sont les piliers des communautés chrétiennes dans le quotidien.

Enfin, les représentations mythiques de l’homme providentiel, souvent articulées autour d’une brillante carrière militaire ou politique, excluent d’emblée les femmes, absentes de l’histoire institutionnelle et des hautes fonctions de l’État. Elles ne viendront donc pas nous sauver de cette crise sanitaire.

Et devraient même se remettre en question dans cette période difficile pour les hommes, selon le gouvernement malaisien… Alors que la ligne d’assistance téléphonique du ministère est confrontée à une hausse de 57% des appels de femmes en détresse, il a publié une affiche accompagnée de quelques conseils destinés aux femmes. En apparence, elle pourrait symboliser les effets positifs du confinement sur le partage des tâches, illustré par le fait d’étendre du linge en couple.

Il n’en est rien et il s’agit bien ici de rappeler le rôle central des femmes dans la gestion des tâches ménagères, mais aussi dans leur responsabilité présumée en cas de conflit familial : « Si vous voyez votre conjoint faire quelque chose qui est contraire à vos attentes, évitez de le harceler ».

Face aux nombreuses réactions hostiles suscitées par sa campagne, le gouvernement malaisien l’a interrompue et a présenté ses excuses.

Natacha Ordioni

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4 Commentaires

  1. OrdiNat 11 avril 2020 — Auteur d'un article

    On dirait que ça te fait du bien, de dire ce que tu as peut-être « retenu » pendant trop longtemps, non?
    Sinon, j’ai enfin trouvé la case pour que tes commentaires apparaissent directement… tu me diras si ça marche

  2. Polany 9 avril 2020

    Super article et bien documenté! Merci Nat.
    Lors de ma petite expérience sur Canal + et C8, la rédaction de nos émissions avait pour consigne de respecter un impératif d’intervenantes féminines: au minimum une femme par plateau (non ne riez pas!) ainsi la chaine était contente car elle satisfaisait alors à la demande du CSA et aux moyennes de fin de saison…

    • OrdiNat 9 avril 2020 — Auteur d'un article

      Merci. Apparemment, « au sein des chaînes généralistes, les plus forts taux d’expression des femmes sont observés sur M6 (40,9 %) et sur TF1 (36,1 %), tandis que le plus faible taux est observé sur Canal+, chaîne qui se démarque par une plus grande programmation de contenu sportif » (larevuedesmedias.ina.fr/)
      Ceci dit 1 c’est en effet mieux que 0 🙁
      Sauf si celles qu’on invite n’ont pas le même statut que les invités hommes, et ne sont là que pour l’esthétique. ou pour trouver une occasion de parler de sexe.
      Sur les chaînes d’info continue, parmi les profils-type qui m’irritent, il y a le trio: femme journaliste, le plus souvent jeune et jolie, qui « anime » le débat entre deux hommes, vieux et quelconques.

      • Polany 10 avril 2020

        Tu as tout compris de la stratégie des hommes de chaîne: les femmes invitées doivent être jolies, agréables à voir avant d’être compétentes et bien choisies pour le sujet traité et parfois elles ne sont choisies que pour être des faire-valoir au discours des invités masculins…

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