Voyage dans le temps

L'imaginaire de l'épidémie

Covid-19: la stratégie du bouc émissaire

Dans l’histoire, les fléaux sanitaires ont invariablement conduit à la recherche de coupables. Les exemples sont légion. Durant la peste d’Éphèse, dans l’Antiquité romaine, l’écrivain Philostrate relate la mise à mort par lapidation d’un mendiant identifié comme le responsable (1). Au Moyen-Âge, les Juifs se voient désignés comme les empoisonneurs des puits, et victimes de massacres. Au XVe siècle, la syphilis est qualifiée de « mal français » à Naples, de « mal de Naples » en France ; c’est le « mal allemand » pour les Polonais, le « mal polonais » pour les Russes (2). En 1900, durant l’épidémie de peste bubonique aux États-Unis, le gouverneur de Californie impose des quarantaines successives au quartier chinois ainsi qu’un vaccin expérimental et dangereux pour ses habitants, décrits comme des « bombes infectieuses à retardement » (3). Dans le même pays, en 2009, l’épidémie de H1N1 met sur le banc des accusés les Mexicains, et plus globalement les Latino-américains (4).

          Une constante de l’épidémie est ainsi dans le processus de stigmatisation et de désignation d’un coupable, sur lequel on fait retomber « la faute »,  au sens individuel ou collectif, au propre ou au figuré. Dans « Les animaux malades de la peste », Jean de la Fontaine met en scène un collectif d’animaux qui sacrifient un innocent en vue d’éradiquer une épidémie de peste : c’est le bouc émissaire, celui dont la mécanique, selon l’historien René Girard, permet de transformer le « tous contre tous » en « tous contre un » (5). Toutefois, même si l’épidémie est associée au surnaturel – « peut-être obtiendra-t-il la guérison divine? » –  le sacrifice du bouc émissaire est une affaire purement humaine, qui permet à la victime expiatoire de neutraliser la violence et de reconstruire le lien social.

          Le covid-19 n’échappe pas à la règle et l’épidémie a déjà vu se succéder une multitude de boucs émissaires. Toutefois le processus de sécularisation a transformé l’imaginaire de l’épidémie qui n’est plus appréhendée comme une « punition divine », mais renvoyée à d’autres références comme « le capitalisme », « la globalisation » ou « l’écologie ».

À la recherche du bouc émissaire

Les Chinois,  les groupes ethniques ou religieux…

Dès l’émergence du virus en Chine, la population d’origine asiatique est confrontée à la montée des actes racistes à son encontre – tags racistes sur la devanture des restaurateurs chinois, absence d’assistance à un Australien d’origine chinoise victime d’une crise cardiaque et allongé sur un trottoir de Sydney (28 janvier 2020). Le 31 janvier, le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits humains demande que cessent « les préjugés et la discrimination contre les personnes d’origine asiatique. » Mais rien n’y fait. À Montréal, des statues érigées devant un temple bouddhiste fréquenté par la communauté vietnamienne sont saccagées à deux reprises le 1er et le 22 février .  A Séoul, un restaurant coréen installe la pancarte « Chinois interdits » sur sa devanture, tandis qu’au Japon, on peut observer la diffusion du hashtag #ChinesedontcometoJapan. Au Danemark, les étoiles d’un drapeau chinois sont remplacées par le coronavirus (6). Rongés par la crainte d’une 2e vague de contamination, certains Chinois prennent quant-à-eux pour cible des résidents nigérians de Canton, qui se voient chassés de leurs logements et refusés dans les hôtels,  contraints de dormir dans la rue.

Le 12 mars 2020, c’est l’Europe qui devient à son tour la cible des accusations, quand le président Trump, provoquant la dégringolade des bourses mondiales, suspend tous les voyages arrivant d’Europe. Selon le chef du Centre de contrôle et de prévention des maladies, Robert Redfield : « Pour dire les choses clairement, l’Europe est la nouvelle Chine ». C’est aussi le 12 mars que Lijian Zhao, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois, accuse à son tour les militaires américains d’avoir introduit le virus à Wuhan. Américains et Israéliens sont également les boucs émissaires désignés par l’État iranien, qui tarde à mettre en place une politique sanitaire (7).

En même temps que les États-Unis se transforment en épicentre de l’épidémie – à partir du 11 avril, la mortalité y dépasse celle de l’Italie – le discours de leur président se réoriente. Le 16, il accuse l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) d’avoir « gravement failli dans la gestion de la pandémie », d’en avoir « dissimulé la propagation », et gèle son financement en guise de représailles (8). Fin avril, il menace la Chine et affirme détenir des preuves de la responsabilité d’un laboratoire de Wuhan dans la propagation de l’épidémie. En Inde, ce sont les Musulmans qui figurent en bonne place des boucs émissaires désignés du covid-19: sur twitter, le hashtag #CoronaJihad,  qui les accuse d’avoir répandu le virus, a déjà été utilisé 300000 fois depuis le début du mois d’avril 2020.

Le patient zéro

 Le patient zéro, dont le terme est utilisé pour la première fois durant l’épidémie de sida (9) , peut aussi participer de la quête du bouc émissaire. Il s’agit de remonter la chaîne épidémique en vue de repérer la première personne contaminée. Et même s’il ne s’agit pas d’identifier « un ennemi commun », la procédure de traçage s’apparente à la recherche d’un « coupable idéal ». Et ce même si, dans certains cas, l’identification peut s’avérer erronée. C’est notamment le cas, à partir des années 1980, du steward canadien Gaëtan Dugas, soupçonné durant des décennies d’avoir répandu le virus du sida aux États-Unis, alors que la propagation s’est finalement avérée bien antérieure. En France, en un premier temps, la traque du patient zéro du covid-19 a conduit à identifier une source de contamination dans l’Oise, en janvier 2020. Cette piste a depuis été remise en question, le professeur Yves Cohen affirmant avoir trouvé un cas positif au covid-19 parmi des prélèvements effectués dès le 27 décembre 2019.

Une autre source importante de contamination, très médiatisée, a concerné le rassemblement religieux qui s’est déroulé à Mulhouse du 17 au 24 février, et a réuni 2500 fidèles du monde entier. Une des personnes contaminées a émis des doutes sur l’intérêt de cette identification : « Le fait d’être ainsi pointé du doigt, cela a des conséquences.  Des messages haineux et des menaces de mort se sont abattus sur ma famille et sur la communauté de la Porte ouverte. »  D’autant que l’origine de l’épidémie n’est pas prouvée – car l’insuffisance des tests a rendu très difficile la détection des premiers cas.

Les Franciliens

Parmi les patients « contaminateurs » et les clusters (grappes) montrés du doigt au début du confinement, on peut citer les Franciliens qui avaient quitté la capitale pour rejoindre leurs résidences secondaires dans des espaces encore préservés de l’épidémie (Belle-Île, Ré, Oléron). Certains « insulaires » ont vandalisé les voitures de ces nouveaux arrivants, tandis que les pouvoirs publics ont interdit les promenades sur les plages et les pistes cyclables (CNews, 25/3).   Plus globalement, les pratiques sportives n’avaient pas bonne presse durant la crise sanitaire. D’abord, parce qu’elles peuvent être à l’origine de rassemblements à risque – un médecin a ainsi estimé que le maintien de la rencontre OL-Juventus Turin le 26 février 2020 avait contribué à « l’explosion » des cas de covid-19 dans le Rhône. Mais surtout parce que le covid-19 se propage par la dispersion de gouttelettes de salive, souvent invisibles. La question brûlante est rapidement devenue celle des risques associés à la pratique sportive dans l’espace public: « Le jogger, vu comme une figure déshumanisée, réduit à l’image d’un corps qui crache, transpire, postillonne, devient suspect et dangereux » (10). C’est pourquoi, à partir du 8 avril, certaines villes, dont Paris ont interdit le jogging entre 10h et 19h.

« Jeunes » et « Vieux »

L’âge a joué un important rôle dans la désignation des boucs émissaires du covid-19, du fait d’une moyenne d’âge élevée des personnes hospitalisées  (68 ans) et décédées (79 ans) (11). Le confinement et l’arrêt de l’activité économique ont été imputés à la vulnérabilité des séniors – ce qui a conduit la présidente de l’UE, Ursula von der Leyen, à suggérer leur confinement forcé: « Sans vaccin, il faut limiter autant que possible les contacts des seniors ». Toutefois le président Macron a écarté cette mesure coercitive au profit de la « responsabilité individuelle ».

Les « jeunes », notamment « de banlieue » ont également subi leur lot de stigmatisation. Le gouvernement dénonce « l’insouciance » de ceux qui ne respectent pas le confinement: « dans l’Oise, plusieurs d’entre eux ont été arrêtés par la police et condamnés à 1600 euros d’amende pour avoir organisé un barbecue ». Les jeunes dénoncent quant-à-eux le recours arbitraire à la violence, les contrôles et verbalisations abusives.

La recherche du bouc émissaire est donc une constante de l’épidémie et le covid-19 n’a pas fait exception à la règle. En revanche, dans son imaginaire, le modèle explicatif initial des maladies infectieuses – « le doigt de Dieu » – a laissé la place à d’autres schémas interprétatifs – la division internationale du travail, la mondialisation, le capitalisme ou la destruction de la nature (Illustration°1).


Illustration 1: construite à partir de l’occurrence « bouc émissaire », Europresse (du 01.03 au 01.05.2020) (N. Ordioni)

L’évolution de l’imaginaire de l’épidémie

Le capitalisme et la globalisation

En France, au début de la période de confinement, la hausse de prix qui a accompagné la pénurie de matériels de protection (masques, gels hydro-alcooliques…) a conduit le gouvernement à encadrer le prix de vente des gels (6 mars) et à interdire la vente de certains masques chirurgicaux au public (3 mars). L’Agence Nationale de sécurité du médicament a également pris des mesures de rationnement afin de garantir la disponibilité du paracétamol, utilisé dans le traitement du covid-19. De nombreuses voix se sont alors élevées pour dénoncer les conséquences supposées de « la mondialisation », et en particulier le fait que certaines filières indispensables à l’indépendance, à la sécurité et à la santé des Français avaient été délocalisées à l’étranger – « 80% des matières premières de médicaments sont produites en Asie« . Si le consensus est de rigueur, d’un extrême à l’autre de l’échiquier politique, pour souligner la nécessité de relocaliser une partie de la production de certains biens fondamentaux en Europe, faut-il donc, comme le suggérait déjà le philosophe Jean Baudrillard voici presque 20 ans, identifier la globalisation à un virus, « qui détruit peu à peu toutes nos immunités et nos capacités de résistance?« .

L’imaginaire du paradis perdu de l’autarcie primitive resurgit à chaque épidémie, même si elle n’a jamais existé. C’est ainsi que la peste d’Athènes qui se déroule durant l’Antiquité vient du nord de l’Afrique, que la peste noire du XIVe siècle part d’Inde, tout comme, en 1832, la deuxième épidémie de choléra, qu’on a longtemps pensé que la grippe espagnole venait du Kansas, tandis que la fièvre jaune arrivait des régions tropicales d’Amérique…   Les épidémies sont bien antérieures aux années 1990 et à la période identifiée comme celle de la « mondialisation » – une nouvelle étape dans l’intégration planétaire et l’émergence d’un espace mondial interdépendant.

Les épidémies existaient aussi avant le capitalisme – Si « Le Coronavirus est une sérieuse alerte, mais c’est le #capitalisme, prédateur et #destructeur de la planète, qui aboutira à la mort assurée des plus pauvres de l’humanité » (@PINCON_CHARL0T, 24 mars), comment expliquer qu’il démarre dans un pays construit en rupture avec le capitalisme, emblématique du « collectivisme »? Dans cette perspective, on pourrait aussi adhérer à la croyance selon laquelle le choléra, apparu au début du XIXe siècle, est une invention des puissants pour éliminer les pauvres.. (12)

Une vengeance de la nature?

Du contact initial au développement d’une épidémie, les facteurs d’émergence du virus sont multiples.

La 1e conférence internationale sur les virus émergents (mai 1989) a distingué 5 principales catégories de facteurs d’émergence: la démographie humaine, la technologie, l’économie et l’usage de la terre, les voyages et échanges internationaux, les changements microbiens et les mesures de santé publique.

C’est ainsi que la déforestation et autres pratiques qui contribuent à la mise en contact entre humains et animaux – par exemple à travers les marchés – peuvent favoriser la mise en contact avec des réservoirs animaux de virus (Ebola, Nipah…), tandis que la rapidité des moyens de transport accroît leur vitesse de propagation. Enfin, le changement climatique contribue à la prolifération d’animaux réservoirs de virus (13).

Si l’impact de l’être humain sur la nature est donc incontestable, faut-il pour autant interpréter la pandémie comme « une vengeance de la nature« ? L’épidémie de covid-19 a multiplié les discours de collapsologues qui annoncent la fin du monde: la « science de l’effondrement » et autres mouvements préservationnistes trouvent dans ce contexte de nouveaux alliés parmi les défenseurs de l’environnement.

Dans cette perspective,  le scénario vers la « transition écologique » perd son caractère démocratique.  Aussi nous faut-il prendre garde aux préconisations de ces nouveaux prophètes, qui après une vie remplie de voyages lointains, parfois en compagnie de leurs têtes blondes, suggèrent d’adopter des mesures autoritaires pour réduire la natalité ou interdire l’avion.

La stratégie du bouc émissaire a contribué à nourrir le doute, l’incertitude, la conflictualité sociale et à infléchir les solidarités. Ceci dans une période où la situation économique et sociale risque d’exacerber les situations d’exclusion et de paupérisation. Elle participe aussi à l’instrumentalisation de l’écologie et à sa mise au service des collapsologues de tous bords.

Pourtant, seule une mobilisation active et volontaire en faveur du climat, du développement soutenable, de la lutte contre les discriminations, et de la revalorisation des métiers du care peut ouvrir vers de réelles perspectives démocratiques et progressistes.

                                                                                          Natacha Ordioni

(1) Alexandre, J., »Une histoire de peste » ou retour sur « l’horrible miracle d’Apollonios de Tyane »,  Dialogues d’histoire ancienne, vol. 43, n°2, 2017. 33-53.
(2) De Vigo, J., Le mal français (1514), Hachette Livre BNF (01/09/2018).  Retour
(3) McLean, D., « A l’heure du coronavirus en Europe, des fléaux sanitaires aux préjugés sociaux? », Le Temps, 02/03/2020.
(4) Castro, C.D., « Différentes maladies, mêmes symptômes », Le Devoir, 05/03/2020.
(5) Girard, R., Le bouc émissaire, Grasset, 1982.
(6) Girard, M., « Coude à coude », La presse, 07/03/2020.
(7) Shirali, M., « Coronavirus: Iran, l’État faillit », Atlantico, 22/03/2020.
(8) »Trump et l’OMS: un jeu dangereux », Le Monde, 16/04/2020.
(9) Luc Perino in Libération, 19/03/2020.                                             RETOUR
(10) Lamoureux, N., « Jogging: pourquoi tant de haine? », Le Point, 16/04/2020.
(11) Salje, H., C.Tran Kiem, N. Lefrancq, N. Courtejoie, P. Bosetti, et al.. « Estimating the burden of SARS-CoV-2 in France », 2020. ffpasteur-02548181f
(12) Baehrel R., « La haine de classe en temps d’épidémie », Economies, sociétés, civilisations, n°3, 1952. 351-360.
(13) Gessain, A., et JC Manuguerra. « Facteurs et mécanismes de l’émergence d’un virus », A. Gessain éd., Les virus émergents, Presses Universitaires de France, 2006, 31-70.

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3 Commentaires

  1. Lasco 10 mai 2020

    Je ne pourrai pas dire mieux que Juju, sinon abonder dans son sens: le bouc émissaire sert l’intérêt immédiat de celui qui le désigne, mais nuit à tous les autres, y compris ses relais. Les causes à défendre, écologiques et sociales économiquement soutenables ne manquent pas. S’y atteler sérieusement n’implique pas nécessairement d’y perdre sa liberté de jugement ni de conscience, en préférant démocrature à la démocratie.
    Merci à l’auteure de nous le rappeler.

  2. OrdiNat 10 mai 2020 — Auteur d'un article

    Je n’aurais pas dit mieux 😉

  3. Juju 10 mai 2020

    Merci pour cet article mettant en lumière la recherche aveugle de coupables dans l’altérité et la nécessité de prendre de la perspective vis à vis des solutions de replis les plus évidentes et les plus attendues. Pour autant, si l’écologie est instrumentalisée au service de l’intérêt de certains, on peut espérer que cette crise ait favorisé l’engagement d’un plus grand nombre à sa cause. Car sans verser dans les scénarios apocalyptiques, elle reste un combat à mener d’urgence. A l’instar des perspectives démocratiques citées. Rester sobre, se méfier de l’ivresse de la chasse au bouc, expérimenter la vision périphérique et le monde par delà notre bout de nez.

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