Voyage dans le temps

L'imaginaire de l'épidémie

Peut-on comparer la Grippe dite espagnole et le Covid-19?

Natacha Ordioni

La théorie de la transition épidémiologique développée par Abdel Omran, associe les révolutions industrielles à la fin des pandémies : les maladies infectieuses seraient remplacées par des maladies « de civilisation » (1).

Une autre réalité s’impose pourtant dans le monde : le dernier quart du XXe siècle a connu un rebond des maladies infectieuses, parmi lesquelles la grippe espagnole fait figure de « mère des pandémies », du fait du nombre record de ses victimes, qui dépasse le total des décès des deux guerres. Entre 1918 et 1919, l’épidémie est responsable de 50 à 100 millions de morts dans le monde, dont 250 000 en France.

Son origine

Bien que qualifiée d’espagnole, cette grippe n’a pas pris naissance dans la péninsule ibérique. En effet, les Alliés de l’époque évitent de communiquer sur l’épidémie afin de ne pas miner le moral des populations et des troupes. Et comme l’Espagne n’est pas impliquée dans le conflit, la presse nationale évoque plus librement la maladie, ce qui conduira à leur association.

Plusieurs théories ont tenté d’identifier son origine. On a longtemps cru qu’elle avait été importée en Europe par des soldats américains du Kansas en partance pour le front, en mars 1918. Une autre interprétation, aujourd’hui privilégiée, situe son berceau à Marseille, dès février 1916 : le médecin-major Carnot y observe une « épidémie spéciale de pneumococcie » qui « a éclaté chez les travailleurs annamites avec une gravité considérable » (2). Sa rapide diffusion sera favorisée par la promiscuité des soldats ainsi que par leur état de santé dégradé.

Une épidémie en trois temps

On a pu distinguer trois étapes dans la grippe espagnole : la première est « modérée » et s’apparente à la grippe – on la qualifie de « fièvre de trois jours ». La deuxième phase – la « grippe maligne »- est celle durant laquelle vont se concentrer la plupart des décès. Elle est beaucoup plus virulente et se diffuse dans toute l’Europe. Durant la 3e vague, la grippe « s’adoucit ».

L’évolution de la virulence de la grippe espagnole corrobore les principes de la médecine évolutionniste: pour sa propre survie, le virus doit muter afin d’assurer la survie de son hôte. S’il tue trop vite, les gens décèdent avant d’avoir pu le transmettre à autrui. Progressivement, des souches moins virulentes sont transmises, ce qui favorise une certaine immunité collective : un nouveau virus peut alors émerger.

Selon le biologiste M. Worobey, le virus de la grippe espagnole résulte d’une combinaison entre deux souches issues de la grippe humaine et du type aviaire, donnant naissance à une souche H1N1 (3). Selon le biologiste P. Berche, le virus de la grippe espagnole « était 10 000 fois plus virulent que la souche H1N1 qui circulait en 2005 » (4).

En France, un des pics de mortalité suit de près l’organisation d’un défilé visant à célébrer l’effort de guerre, le 28 septembre 1918: dix jours après, les hôpitaux sont dépassés – 117 morts le 1er octobre, 2635 morts le 12, 4597 le 19 (5). Malgré le confinement, le taux de mortalité est multiplié par 10 en 15 jours, tandis que 32 000 soldats américains décèdent entre septembre et novembre 1918, et que 30 à 40% de la population américaine est contaminée.

En novembre, quand l’épidémie de grippe espagnole commence à régresser en France, elle se diffuse vers d’autres pays par la voie maritime, notamment en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie. Toute la planète est contaminée en janvier 1919. C’est l’Asie qui subira les plus lourdes pertes, avec 4/5 des décès, et l’on peut notamment dénombrer 10 millions de morts en Chine (5).

Les malades célèbres

L’hécatombe n’épargne personne. Parmi les rares malades qui se rétablissent, on peut citer Alphonse XIII, roi d’Espagne, le Président du Conseil Georges Clémenceau ou le Président américain Woodrow Wilson. Mais la plupart n’a pas cette chance.

C’est notamment le cas des quatre fondateurs du courant artistique de la « Sécession » viennoise, soucieux de rompre avec les académismes – Gustav Klimt, Otto Wagner, Koloman Moser et Egon Schiele. Ce dernier peint son ami Klimt, en février 1918, sur son lit de mort, à 55 ans. Le destin ne l’épargnera pas : son épouse Édith, enceinte de six mois, décède à son tour le 28 octobre 1918. C’est pourquoi son dernier tableau « La Famille », les représente avec cet enfant qui ne vit jamais le jour. Egon Schiele décède trois jours plus tard, le 31 octobre 2018, une semaine avant la disparition de l’écrivain Guillaume Apollinaire et deux mois avant celle d’Edmond Rostand, emporté le 2 décembre 1918. D’autres victimes mourront plus tardivement, comme ce fut le cas de l’historien et sociologue allemand Max Weber en 1920 ou de l’écrivain Franz Kafka en 1924.

Grippe espagnole et Covid-19: quelles ressemblances?

De nombreuses analyses ont souligné l’existence de plusieurs éléments communs entre les deux pathologies de ces débuts de siècles successifs.

En premier lieu, leur haut niveau de contagiosité et de létalité, ainsi que leurs modes de contamination. Leurs symptômes présentent également certaines similitudes: une température élevée, des troubles nerveux discrets, et surtout des accidents pulmonaires, à l’origine d’une mort par asphyxie en quelques heures – d’où le nom de « maladie bleue » pour désigner les malades de la grippe espagnole, dont la face prenait une teinte bleuâtre. Et même si leurs types de virus sont différents – le COVID-19 est un Coronavirus, tandis que le virus de la grippe espagnole est un Myxovirus – ils partagent un même tropisme respiratoire.

C’est ainsi que dans les deux cas, l’épidémie va aboutir à la saturation des systèmes de santé, tandis que les pompes funèbres sont débordées.

Toutefois les systèmes de santé actuels, notamment en Europe, sont beaucoup plus performants, aussi la grippe espagnole a généré une hécatombe sans commune mesure avec celle du virus actuel. En outre, alors que les plus de 65 ans sont les plus vulnérables au Covid-19, la grippe espagnole frappe toutes les classes d’âge, et notamment les 20-35 ans. Elle trouve un terrain d’élection parmi des populations ayant subi 4 années de guerre, souvent affaiblies et mal nourries.

Et si les mesures tardent tellement à venir, c’est parce que la guerre a contribué à banaliser la mortalité, et même si la prise en compte de la dangerosité des épidémies a été sous-estimée dans les deux cas, les autorités françaises ont réagi beaucoup plus rapidement aujourd’hui.

En effet, au début du siècle dernier, la société médiatique de l’instantané et de l’information continue n’existe pas encore, ce qui contribue à maintenir une certaine insouciance auprès de la population, alors même que la grippe espagnole est l’une des pandémies les plus meurtrières de l’histoire. À Londres, elle fait même naître une « mode » du port du masque. Et si les gels hydro-alcooliques n’existent pas encore, une cible privilégiée de la spéculation est le rhum, dont le cours grimpe rapidement, car il est utilisé pour réaliser des infusions chaudes supposées lutter contre le virus.

(1) Omran A. R. (2005), « The epidemiologic transition: a theory of the epidemiology of population change », The Milbank quarterly, 83(4), 731–757. https://doi.org/10.1111/j.1468-0009.2005.00398.x, 1971.

(2) Darmon, Pierre, « Une tragédie dans la tragédie : la grippe espagnole en France (avril 1918-avril 1919) », Annales de Démographie Historique, 2001, pp. 153-175.

(3) Verdo, Yann, « Cette épidémie de coronavirus n’est pas la fin du monde », Les Echos, n°23163, 20 mars 2020.

(4) Le Figaro.fr, 29/04/2014.

(5) Quetel, Claude, In « Coronavirus: «Il y a de grandes similitudes avec l’épidémie de grippe espagnole » Le Figaro.fr, 20/03/2020.

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2 Commentaires

  1. OrdiNat 5 avril 2020 — Auteur d'un article

    Merci pour cette remarque, Sabine.

  2. Sabine 5 avril 2020

    Je pense que le tableau (j’ai trouvé ça sur le site wiki allemand plus exhaustif) n’est pas son dernier tableau comme on le pense et dit souvent, mais doit dater de 1917/18 car il a été exposé en mars 1918 à la sécession.

    Die Entstehung seines undatierten und unsignierten Gemäldes « Kauerndes Menschenpaar (die Familie) » wird fälschlicherweise immer wieder in die Zeit zwischen dem Todestag von Edith Schiele und dem Todestag Egon Schieles datiert. Tatsächlich entstand das Bild wohl 1917/1918. Es wurde erstmals im März 1918 anlässlich der XLIX. Ausstellung der Wiener Secession öffentlich gezeigt.[12]

    je traduis:
    L’origine de sa peinture non datée non signée « couple d’humains accroupie (la famille) » est constamment faussement daté dans le temps entre le jour de la mort de edith schiele (le 28 10 18 ajout sm) et le jour de la mort de Egon Schiele (le 31 10 18 ajout sm). En fait, ce tableau date vraisemblablement de 1917/1918. Il a été exposé pour la première fois lors de l’exposition XLIX de l’exposition de la secession de vienne.

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