Paul Krugman: « Notes on the coronacoma » 01/04/2020
L‘envergure de la contraction économique que nous traversons est très large: nous avons probablement perdu plus d’emplois en deux semaines que durant toute la Grande Dépression. La politique économique qui y répond est également massive.
Pourtant je trouve que nous n’avons pas encore élaboré une réflexion et un débat économique clairs sur ce qui est en train de se passer, sur notre action et sur les conséquences que tout cela pourrait avoir dans le long terme, quand la pandémie prendra fin. J’en propose ici un modèle simple, qui ne comporte aucune équation.
Le principe central de cette analyse est que ce nous devrions faire – et dans une certaine mesure ce que nous faisons – relève davantage de la gestion de sinistre que de la relance budgétaire classique, même si certaines dimensions s’y inscrivent. Cette aide peut et devrait être financée par l’emprunt. Celui-ci peut être dur à assumer, mais sans pour autant générer de problème majeur.
La nature du problème
Ce que nous traversons ne constitue pas une récession classique causée par une baisse de la demande globale. L’analogie la plus parlante serait celle d’un coma provoqué, au sein duquel certaines fonctions cérébrales sont délibérément interrompues afin de permettre la guérison du patient.
En simplifiant, on peut imaginer une économie constituée de deux secteurs, d’un côté des services non essentiels (N) que nous pouvons interrompre pour limiter les interactions humaines et ainsi la diffusion de l’épidémie, et des services essentiels (E) que nous ne pouvons pas ou qu’il n’est peut être pas nécessaire d’interrompre si elles n’impliquent pas d’interaction humaine.
Nous pouvons et devons interrompre le secteur d’activité N jusqu’à ce qu’une combinaison entre différentes méthodes se développe – accès à une immunité collective, meilleure détection épidémique, et si nous avons de la chance, la découverte d’un vaccin – et nous permette de retrouver une vie normale.
Pour ceux (comme moi) qui continuent à toucher leur salaire normalement, cette période de confinement – que j’appellerai le coronacoma – sera gênante, mais pas problématique. Je vais bien sûr regretter de ne pas aller au café ou écouter des concerts, mais je peux m’en abstenir aussi longtemps que cela sera nécessaire.
Les choses seront différentes et très difficiles pour ceux qui se voient privés de leur revenu habituel durant le confinement. Ce groupe inclut de nombreux salariés et des petits entrepreneurs; il incorpore aussi des collectivités locales et nationales, qui doivent équilibrer leur budget alors que leurs sources de revenu se tarissent et que leurs dépenses explosent.
Quelle est la taille du secteur N? Selon Miguel Faria-e-Castro, entre 27 et 67 millions de personnes, qu’il évalue à 47 millions en moyenne. C’est beaucoup: cela devrait entraîner une baisse du revenu réel de 30% ou plus. Mais cette baisse n’est pas un problème, dans la mesure où c’est la contrepartie inévitable de la distance sociale que nous devons accepter.
Le problème est plutôt de trouver un moyen de limiter les difficultés de ceux qui ont perdu leur revenu.
Aider les sinistrés tout en introduisant une pointe de relance
Que peut-on faire pour aider ceux qui ont perdu leur revenu durant cette période de confinement? Ils n’ont pas besoin d’avoir un emploi – nous ne cherchons pas à les faire travailler puisque cela pourrait diffuser une maladie mortelle. Ce dont ils ont plutôt besoin est d’argent. Ce que nous devons faire est d’aider des sinistrés et non procéder à une relance économique.
Il y a quelques exceptions concernant certains travailleurs qui pourraient faire autre chose pendant une période de courte durée – par exemple, des chauffeurs UBER pourraient réaliser des livraisons pour Amazon. Mais cela ne permettra d’absorber qu’une très petite partie de la force de travail inoccupée.
Un élément fondamental est que si nous ne parvenons pas à aider de façon efficace ceux qui subissent cette crise, ils devront réduire drastiquement leurs dépenses de biens et services que nous pouvons pourtant continuer à produire, et cela conduira à une hausse du chômage (et un processus multiplicateur car les nouveaux chômeurs réduiront à leur tour encore davantage leurs dépenses). C’est pourquoi l’aide aux travailleurs qui ont perdu leur emploi relève quelque part de la politique budgétaire classique, même si ce n’est pas son objectif central.
Enfin, l’arrêt brutal des recettes perçues par de nombreuses entreprises les conduit à être confrontées à des difficultés financières de même nature que celles de 2008-2009, au niveau de la chute des prix des actifs, tandis que les investisseurs se tournent vers les titres publics. C’est pourquoi les interventions de la banque centrale sont nécessaires à la stabilisation des marchés financiers.
Comment allons-nous financer cette aide?
Où le gouvernement trouvera-t-il l’argent nécessaire au financement du plan de 2000 milliards de dollars déjà voté par le Congrès américain, sans doute insuffisant mais toujours mieux que rien? La réponse est : en empruntant. Les taux d’intérêt réels sur l’emprunt fédéral sont négatifs; les marchés sont prêts à payer pour qu’on emprunte leurs fonds.
Pourquoi l’emprunt est-il si bon marché? D’où vient l’argent? La réponse est: dans l’épargne privée qui ne sait pas où aller. Quand nous aurons des informations plus précises sur ce qui se passe à l’heure actuelle, nous constaterons sans doute que l’épargne des ménages augmente fortement, parce que la population ne peut plus rien acheter, et que l’investissement privé chute également, car personne ne va construire des maisons ou des bureaux durant une épidémie.
C’est pourquoi le secteur privé va générer un important excédent financier qui sera disponible pour l’emprunt d’État. Et donc qu’il est inutile de s’inquiéter à propos du niveau de la dette publique.
Toutefois ne pourrait-il pas y avoir un excès d’endettement quand l’épidémie s’arrêtera? Pas au niveau des États, car nous évoluons dans un monde où les taux d’intérêt sont structurellement inférieurs au taux de croissance, si bien que la dette tendra à fondre plutôt qu’à grossir. Le gouvernement n’aura pas à rembourser ce qu’il a emprunté, seulement à parvenir à limiter le déficit à un niveau soutenable, afin que le ratio dette/PIB diminue au cours du temps.
Il pourrait y avoir quelques problèmes macroéconomiques quand l’épidémie cessera. Le secteur privé aura ajouté plusieurs milliards de dollars à sa richesse à travers une épargne plus ou moins forcée; entre cet accroissement de la richesse, et, peut-être, une demande en forte croissance, il pourrait (c’est une possibilité) y avoir une surchauffe inflationniste quand les choses reviendront à une situation plus normale.
Ceci ne sera pas forcément problématique dans un contexte de stagnation séculaire, et nous pourrions même trouver cet excès de demande bienvenu. Toutefois, même si cela posait problème, il est peu probable, compte tenu des chiffres, que la Banque Centrale ne parvienne pas à le gérer en augmenter légèrement les taux d’intérêt. On peut imaginer un monde où les coûts de la crise en cours rendraient nécessaire une certaine austérité budgétaire dans l’avenir, mais je ne pense pas que nous vivions dans un tel monde.
Résumons où nous en sommes. Nous sommes face à une période de durée inconnue durant laquelle une grande partie de notre économie peut et doit être arrêtée. Durant cette période, le principal objectif de la politique économique ne devrait pas être de stimuler le PIB, mais d’alléger l’épreuve traversée par ceux qui se voient privés de leur revenu habituel. Et le gouvernement doit tout bonnement emprunter l’argent s’il en a besoin.
Traduction / résumé : N. Ordioni