Voyage dans le temps

L'imaginaire de l'épidémie

Illustration de la peste noire

Nicolas Goudon

Si on porte attention à cette miniature issue des Chroniques Gilles le Muisit, on est d’abord interrogé par sa composition.

À gauche, mouvante, une procession macabre qui avance, une foule au regard triste et grave, au corps infléchi vers l’avant, fatigué. Le défilé avance lentement, portant de lourdes charges, des cercueils. Ici, ils sont quatre à emporter le défunt, là ils le portent seuls, sur l’épaule, des enfants, une famille… Plus loin, on ne voit plus que les boites sous lesquelles se cache un porteur, ou plusieurs.

À droite, statique, une autre foule s’affaire. Les postures sont courbées, les regards fuyants, dans le vague. Personne ne se regarde. Les uns creusent, à la pelle, des trous juste suffisants, sans se soucier d’un quelconque agencement des tombes, dans tous les sens. D’autres y placent un cercueil ou un défunt dans son linceul, à la hâte, sur un autre cercueil déjà descendu dans la tombe, pour gagner de la place, pour gagner du temps. Un troisième rebouche un trou ensevelissant le cadavre sous un peu de terre. Il faut faire vite, les autres arrivent. Pas de croix, pas de prêtre, pas de pleurs. Juste une foule confrontée au « malheurs des temps».

Et puis il y a le fond, ocre, qui laisse imaginer ce qui se passe plus loin, derrière. Il y a aussi le décor de terre sombre et d’herbes parsemées, noires, noires comme la peste noire, un nom inventé au XVIème siècle par des auteurs qui la perçoivent comme horrible .

Mais est-ce bien d’elle dont il s’agit ici, de la peste bubonique, « Yersinia pestis » pour les spécialistes, du nom de Yersin qui la découvre en 1894 ? Ou est-ce plutôt la peste pulmonaire, un autre aspect de la Yersinia Pestis ?

Partie d’Asie centrale 8 ou 9 ans plus tôt, circulant en suivant les routes de la soie, on la retrouve en 1347, en Europe, à Messine, Gênes, Marseille et Majorque, amenée par des marchands Génois venus de Caffa en Crimée. Très virulente elle se diffuse rapidement.

En été, par piqûre d’une puce, elle « provoque une forte température, puis la formation d’un bubon, dur et douloureux, à l’aine, à l’aisselle et au cou, et pour finir divers maux intestinaux et nerveux entraînant la mort dans 80 à 85% des cas ».(1)

En hiver, avec des troubles similaires, mais sans bubons, à cause de « l’infection des muqueuses par les gouttelettes très fines rejetées lorsque l’on parle ou que l’on tousse… entraînant une létalité de 100%».(1)

Bubonique ou pulmonaire, elle se diffuse par le commerce, le voyage, le pèlerinage ou la guerre, de ville en ville, de village en village. Par chance, des localités sont épargnées, le colporteur n’étant pas passé ou ayant été repoussé, la guerre étant reportée, faute de combattants.

Mais pour beaucoup d’autres, dès que la peste rode, comme illustré plus haut, c’est l’hécatombe : l’échoppe, la place, l’église, la rue, le foyer sont autant de lieux à risques, sans protections ni conscience de la propagation de la maladie. Il faut parfois des semaines ou des mois pour songer à brûler les vêtements des défunts, leur mobilier ou même leur maison. Ce sont des familles entières qui disparaissent, puis leurs voisins et bientôt tout un quartier dont il faut s’occuper en évacuant les corps, à défaut des biens, au risque de se contaminer soi-même. Sans ces mesures drastiques, le virus revient parfaire son œuvre macabre, entre 1347 et 1350, puis encore, mais moins virulent, entre 1360 et 1363, éliminant plus d’un Européen sur trois.

Si les observateurs parviennent rapidement à décrire la maladie et ses effets, l’explication la plus évidente à ce fléau leur semble le châtiment divin. Les réactions aussi extrêmes que peut l’être la violence de l’épidémie, débouchent sur des mouvements de pénitences comme ces flagellants qu’observe Gilles le Muisit dans sa ville de Tournai, en procession, se fouettant jusqu’au sang. On se décide aussi à trouver des boucs émissaires, et des foules lancent des massacres de lépreux, de vagabonds, de Juifs, accusés tantôt d’avoir empoisonné les puits, ou encore d’avoir attisé, par leurs pratiques diaboliques, la colère de Dieu…

Sept siècles plus tard, le virus de la peste ne fait presque plus peur, bien moins en tout cas que le covid-19. La peste est passée dans cette longue liste des maladies qu’on peut soigner. Mais les réactions face au virus, une certaine défiance à l’encontre de sa dangerosité, les difficultés à adopter des gestes de protection ou la recherche de boucs émissaires ont-ils vraiment disparu ?

 

(1) Alain Demurger : Temps de crises temps d’espoirs, Point Histoire, 1990.

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